La justice en Bigorre
au Moyen-Âge
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de Marie-Pierre Manet


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Un drame à Bagnères [1]



[1] Quel vacarme dans le bain de Baulone, en cette nuit de samedi, veille des Rameaux ! Un Bagnérais, Pierre de Galhad, au cours d'une discussion très vive autour des étrangers, frappe un sergent de Valcabrère, Arnaud de Barelhes. Aussitôt, un des amis d'Arnaud sort du bain, prend une épée et apostrophant Pierre de Galhad :

" Toi qui frappe nos compagnons, sors du bain et va dehors. "

Celui-ci obéit, revêt les culottes, la chemise et la tunique. Mais comme il met sa ceinture, son adversaire se précipite sur lui et sans un mot, lui assène un grand coup d'épée sur la tête ; puis, profitant du désarroi, le meurtrier prend la fuite.

La victime tombe dans le bain ; on le soulève, on lui met la tête sur le degré de pierre ; mais sa blessure est mortelle ; le malheureux ne tarde pas à expirer.

Un témoin du crime, Barthélémy de Gatère, habitant de Bagnères, se lance à la poursuite du meurtrier, le rejoint devant la maison de Guillaume de Baudéan. Mais Ramond deus Frais (c'est le nom du criminel) se retourne et essaie de le frapper avec son épée. En vain. Le Bagnérais esquive ses coups et réussit à le saisir à bras le corps. Il se met alors à crier :

" Aiude ! aiude ! " (à l'aide ! à l'aide !)

A ce moment accourt un sergent du roi, Bertrand Puiz, et tous deux se rendent maître de l'homme et le conduisent en prison.

Dès le surlendemain, le lundi, l'enquête commence. Le bayle (juge royal) recueille les dépositions des témoins qui toutes sont concordantes, interroge l'accusé (un habitant du Comminges) qui d'abord nie, puis, le même jour, en présence d'un notaire, confesse son crime et se reconnaît en outre coupable d'autres assassinats commis six ans auparavant à Mauléon.

Le jour suivant, il renouvelle ses aveux devant les jurats de la ville et consent à être jugé par eux. Le bayle requiert alors les jurats de statuer. Ceux-ci, après avoir " vu et entendu " " l'acte d'accusation, les témoignages, les aveux de Raymond deus Frais, le condamnent à mort. La sentence est prononcée et écrite en langue vulgaire, en patois de l'époque :

" Quel dit Ramon sie amenad al estrem del banh, or la mort fe, e à qui que sie cridat, ab corn cornad, e d'aqui enforce que sie arosegad per la biele de Banheres et per cade cayrefore que sie cornad que qui aital faran aital pendra entro al pie de las forques ; et à qui que prengue mort et que sie penut. "

(" Que ledit Raymond soit mené à côté du bain dans lequel il a donné la mort et là que devant lui on crie et sonne du cor ; et de là dehors que le coupable soit traîné par la ville de Bagnères et que dans chaque carrefour on annonce au son du cor que tel qui fera ainsi, ainsi pendra au pied des fourches, et là qu'il reçoive la mort et qu'il soit pendu. ")


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L'organisation de la justice à Bagnères [1]



[1] Ce drame au dénouement si prompt permet d'intéressante constatations.

La justice criminelle avait au Moyen-Âge un caractère particulier. Pas de tribunal correctionnel, pas de cour d'assises comme aujourd'hui.

En Bigorre, chaque ville, chaque seigneurie avait sa justice, différente, reposant sur des coutumes, des traditions locales. Ces usages étaient souvent consignés dans des chartes ou fors. Une procédure originale, des moyens parfois barbares, voilà ce qui caractérise la justice de cette époque.

Certains de ces caractères se retrouvent dans le drame relaté ci-dessus. Reconnaissons toutefois que les droits du prévenu sont respectés, qu'il est interrogé, qu'il peut se défendre et contester les témoignages.

Le bayle (synonyme de bailli), à la fois juge d'unstruction et procureur, est un " légiste " nommé par le roi. Il doit être obligatoirement étranger à la ville. Ses attributions d'abord mal définies vont s'accroître peu à peu ; il empiètera continuellement sur les pouvoirs de la justice locale. Il parviendra à se réserver complètement la justice civile, - et la justice criminelle sera rendue par lui concuremment avec les juges populaires (jurats, juges et consuls). Mais il est tenu d'observer les fors, coutumes et privilèges de la ville.

Les jurats étaient choisis parmi les habitants de Bagnères. Primitivement au nombre de soixante, ils ne sont plus que quarante en 1317. En 1435, ils sont réduits à quatre et éligibles annuellement. Leurs attributions diminuent peu à peu, et, au commencement du XVIe siècle, ils ne jouent plus dans l'administration de la cité que le rôle de conseillers municipaux, et disparaissent définitivement cinquante ans après.

La justice populaire passe alors entre les mains des consuls (les conseillers de ville) qui déjà conjointement avec les juges et les jurats exerçaient la justice criminelle.

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[1] Depuis quand datait le privilège de Bagnères de rendre la justice elle-même ?

Le premier fors ou charte de Bagnères date de 1171 ; il indique la manière dont les habitants doivent être jugés. Ceux-ci doivent établir leurs droits par témoins et non par combat judiciaire. Le jugement est rendu exclusivement par les juges de la ville. Appel peut être fait devant le juge comtal.

On n'emprisonne pas le coupable ; les biens de l'accusé sont une garantie suffisante en attendant le procès. Les crimes et les délits sont punis de peines pécuniaires, à l'exclusion de toute peine corporelle. Voici le tarif de ces peines :

- Se battre à l'église ou au moulin : 5 sols d'amende.

- Donner assaut à la maison du moulin : 14 sols pour le plaignant et 65 sols pour le comte.

- Blessure : 65 sols d'amende.

- Homicide : 300 sols aux parents : 65 sols au comte et expulsion du coupable hors du comté. Mais si le meutrier refuse de payer l'amende, ses biens sont confisqués et " son corps vivant doit être enterré sous celui du mort. " L'étranger qui a tué un "voisin " de Bagnères ne doit jamais remettre le pied sur le territoire de la ville, sous peine d'être impunément tué par le premier venu des habitants du lieu.

Ces dispositions ne sont pas particulières à Bagnères. On les trouve avec quelques variantes dans les chartes de Morlas, de Maubourguet, du Lavedan, de Vic. Elles sont d'ailleurs très anciennes puisqu'elles sont une survivance d'une loi en vigueur chez les Francs et qu'on appelait le composition ou prix du sang. A cette époque, le crime n'amenait pas un châtiment corporel ; il n'exigeait qu'une réparation du dommage causé à autrui. Cette réparation variait suivant la qualité des victimes et la gravité du délit.

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[1] Au XIIIe siècle, l'autorité du Comte a diminué, tandis que les droits de la ville prennent plus d'importance. Le règlement municipal de 1260 montre bien que ce n'est pas le seigneur qui décide ; ce sont les jurats élus par la Vésiau (assemblée générale des habitants) qui légifèrent.

En ce qui concerne la justice, certains changements très importants sont à noter :

- Le meutrier sera enseveli vivant sous le cadavre de sa victime, si celle-ci est un " voisin " de Bagnères. Le Comte et les parents des morts se paieront de leurs droits sur les biens du coupable. Ce supplice affreux qui existait en 1171, mais qui pouvait être évité par l'amende et par l'exil, doit être appliqué impitoyablement.

- Dès qu'un crime est commis, les jurats réuniront la " Vésiau ", feront prêter serment aux " voisins " et eux-mêmes jureront qu'après s'être entourés de témoignages et de renseignements exacts, ils décideront au mieux selon le droit. Dix jurats seront délégués pour instruire l'affaire. Ils garderont un secret absolu sur les personnes interrogées et les choses révélées.

L'instruction était donc secrète, le procès rapide, le jugment sans appel saug dans quelques cas.

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[1] En 1435, nouvelle modification :

- Querelle simple : 9 jours de prison.

- Blessure grave : 15 jours de prison.

- Blessure très grave : 24 jours de prison.

(Sans préjudice des autre peines prévues par les fors).

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Les aveux du coupable [1]



[1] Comment procédait-on au Moyen-Âge pour obtenir les aveux d'un accusé ? La procédure a varié suivant les âges. Lorsqu'un coupable n'était tenu qu'au paiement d'une indemnité envers la famille de la victime, il n'était pas rare que l'on avouât spontanément. On demandait à l'accusé de jurer, de prêter serment. En ce temps de foi, on estimait qu'un chrétien ne pouvait se parjurer. Mais ce genre de preuve ayant entraîné les abus que l'on devine, on usa d'ordalies (jugement de Dieu sans combat).

Les nobles, les prêtres et les hommes libres de Bgorre pouvaient seuls être admis à ce mode de jugement. Cette cérémonie rapportait 5 écus (2 pour l'abbaye de St-Pé, 2 pour la cathédrale de Tarbes, 1 pour le prêtre qui bénissait l'eau et la pierre).

Voici, d'après un historien local comment on procédait :

" L'accusé s'est préparé par un jeûne de trois jours au pain et à l'eau. Il entre dans l'église de St-Pé ou de Tarbes, lieux où se passait l'épreuve) avec recueillement et humilité. Il se prosterne tandis que le prêtre prononce des prières solennelles. Une messe est chantée. Au moment de la communion, le prêtre s'adresse à l'accusé : Au nom du Père, du Fils et du St-Esprit, par le jour redoutable du dernier jugement, par les mystères du baptême, par la vénération due aux reliques des saints déposées sur l'autel, il l'adjure de dire la vérité et d'avouer s'il a commis le crime ou s'il en connaît les auteurs. L'accusé prête serment de son innocence ; il reçoit alors la communion. L'eau bouillante est apportée. Le prêtre la bénit, ainsi que la pierre ou le fer ardent que l'accusé doit en retirer. Celui-ci récite l'oraison dominicale, fait le signe de la croix, plonge la main dans l'eau et en retire la pierre ou le fer que le prêtre y a laissé tomber. Aussitôt la main du patient est mise et enfermée dans un sac qui demeure scellé durant trois jours ; à l'expiration de ce délai, la main est visitée et vérifiée par des hommes compétents : si aucune trace de brûlure ne subsiste, l'innocence est proclamée.

L'abus du serment avait donné lieu aux ordalies ; l'abus des ordalies donna naissance au combat judiciaire.

En Bigorre, les monastères ne pouvaient prouver leurs droits que par le combat. Ils combattaient par des champions. Un comte de Bigorre, Centulle, autorisa les moines de St-Savin à faire valoir en champ clos les droits que leur disputaient, sur la vallée de Cauterets, Richard et Guillaume de Soulom. Les deux seigneurs furent vaincus et condamnés à restituer ce qu'ils avaient usurpé. Le même comte, en 1081, ordonna encore le combat entre la même abbaye et Dat-Loup, viguier héréditaire d'Aspe. Les moines triomphèrent et reconquirent le village de Souin. Les exemples de duel sont nombreux dans les chartes locales. En 1155, le duel fut ordonné entre Bernard de Rivière et le monastère de Larreule. Le sire de Rivière qui a tort voulait reprendre des biens que son père avait donnés d'une manière irrévocable, n'osa s'exposer au jugement de Dieu et préféra payer l'amende de désertion de combat.

Les champions devaient être, d'après le for de Bigorre (fin du XIe siècle), du pays ; leur salaire était expressément fixé.

Mais l'injustice flagrante du combat judiciaire favorisant le fort au détriment du faible, on admit la preuve par témoins, qui existe de nos jours.

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[1] Ainsi, au fur et à mesure que l'on s'éloigne de la féodalité, le caractère du châtiment change. L'emprisonnement qui n'existait pas dans les premiers siècles apparaît vers la fin du Moyen-Âge, tandis que la composition (le prix du sang), qui n'était que la règlementation de la vengeance privée, disparaît définitivement. Désormais le délit ou le crime n'est plus une affaire d'ordre personnel ou familial, elle intéresse le milieu social.

J. Laffaille



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Notes

[1] Sources : Gallica.bnf.fr
Bibliothèque Nationale de France
En cournè det houéc
Journal des cours d'adultes
du département des Hautes-Pyrénées
Édité par la Société bigourdane d'entr'aide pédagogique
Auteur du texte - 1937.



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© Marie-Pierre MANET








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